Le ciel est tombé noir et j'attends par les yeux
presque aussi loin qu'attendre peut. Aller d'un
bloc de mots vers ce qu'ils existent c'est faire pied
de sa tête et cogner sa paroi. Se laisser plus
mort qu'avant dans sa somme de peurs. Le peu
d'air qu'on se donne, le dehors aussi - balayés
[...]
Comment risquer sa tête ici, dans l'apnée des
objets - tasse, table ou bassine - leur sommeil
secourable ferme un abri. La musique d'os et de
tendons bien dedans, pas de bruit. Du brouillard
coupé dans les ronces, barbelés puis tout ce qui
n'est pas ta main file sans qu'on le sache
[...]
Armand DUPUY - Mieux taire -AEncrages&co - 2012
Gravures de Jean-Michel MARCHETTI - Préface de Bernard NOËL
Cet instant où l'écrit commence à se pencher sur ma
main, où ma main se penche sur la feuille, cet instant
me dis-je, - alors je suis en train de transmettre à
cette main quelque chose qui s'écrit en moi et se roule
sur ma voix. Cet instant se penche à la fois sur ce qui
fut et sur ce qui se prépare, sur l'avant qui n'est autre
que lui-même jusqu'alors, satisfait de la part réalisée
d'un désir d'être et désespéré de ce qu'il n'arrive
à faire ou à contrôler, et sur la rive qui se profile,
devant et lointaine. Les grammairiens arabes désigne
le temps présent par le mot mudâri, c'est à dire l'inaccompli,
ce qui a commencé mais n'est pas encore terminé, qui
est en cours de création. En poésie, cela peut avoir la
forme d'un inachevé accompli.
Ce que fut mon corps et le temps à venir sont ouverts,
les deux, chacun d'un côté, avec reflets s'entrecroisant,
sur les pas que mon corps compose. Je dis mon corps
donne. Je dis mon corps donne quelque chose. Je dis
mon corps donne quelque chose de lui. Je dis mon
corps se donne, donne quelque chose de lui dans une
langue qu'il voudrait porter, dans une langue
à elle-même quand elle se met dans la bouche et sur la
feuille, étrangère à lui et qu'il voudrait qu'elle le porte
dans ses replis, ses retranchements, ses soustractions,
ses failles et tous ces écoulements qui traversent,
dérivent , s'entrecroisent, tous ces escarpements, toutes
ces érosions qui rongent les contours du réel et du
coeur.
Mohammed El AMRAOUI | Un palais pour deux langues | La Passe du Vent Editeur | Pages 148 - 149
XXVIII
Connais le masculin,
connais le féminin.
Sois le Ravin du monde.
Quiconque est le Ravin du monde,
la vertu constante ne le quitte pas.
Il retrouve l'enfance.
Connais le blanc,
Adhère au noir.
Sois la norme du monde.
Quiconque est la norme du monde,
la vertu constante ne s'altère pas en lui.
Il retrouve l'illimité.
Connais la gloire.
Adhère à la disgrâce.
Sois la vallée du monde.
Quiconque est la vallée du monde,
la vertu constante est surabondante en lui.
Il retrouve le bloc de bois brut.
Le bloc de bois, débité selon son fil, forme des ustensiles.
Le saint suivant la nature des hommes devient le chef des ministres
C'est pourquoi le grand maître ne blesse rien.
LAO-TSEU | Tao-tö king | Gallimard Folio | 2009 | Page 44
Traduit du chinois par Liou Kia -hway